Parler pour se (re)connaître : les langues, un marqueur identitaire
Se connaître n’a jamais été une mission simple. En grandissant, on prétend que les expériences nous apporterons la maturité suffisante pour s’accepter tel que l’on est. Or, l’âge ne permet pas toujours d’approcher de son identité, bien au contraire, par les nombreuses interactions et le vécu, l’identité se révèle plus perméable que ce que l’on pourrait penser. Alors, si se connaître entièrement apparaît comme une quête vouée à l’échec, une chose est certaine : c’est notre reconnaissance qui nous assure une existence dans les communautés et qui, par la suite, y apporte du sens, une légitimité.
Cependant, peut-on prétendre à la reconnaissance sans communication ?
C’est bien ici le poids des mots que nous souhaitons observer dans cet article co-écrit avec Amina : questionner l’impact des langues au sein des communautés ayant subi des ruptures et des rencontres afin de réaliser comment le rapport à l’identité se retrouve influencé. La migration se présente finalement comme l’objet parfait pour mettre en lumière l’importance des outils qui, utilisés quotidiennement, nous permettent d’être reliés les uns aux autres et d’assurer le sentiment d’appartenance.
✍️ Hanna Chmourrane et Amina Mbelu Mbiya, stagiaires chez Komune Média
Un racisme linguistique
Les langues occidentales, un objet de domination
Depuis la Genèse jusqu'à aujourd'hui, le plurilinguisme a souvent été perçu comme un facteur de division entre les communautés, créant des barrières entre les individus parlant des langues différentes. Pourtant, envisagé sous un autre angle, le plurilinguisme peut se révéler une véritable richesse, à la fois sur le plan cognitif et culturel. Il permet d’accéder à d’autres cultures, d'élargir sa vision du monde et d’enrichir les échanges humains. De nombreuses disciplines des sciences sociales se sont penchées sur la question des langues et de leurs différences que ce soit à travers l’analyse des phonèmes (“les phonème désignent une unité sonore de la langue orale”), des écritures et des alphabets.
En Europe, la France se distingue par une grande diversité linguistique. Avec environ 75 langues parlées sur son territoire, incluant les langues régionales et celles issues des migrations, elle est le pays le plus plurilingue du continent. Après le français, l’arabe est la langue la plus répandue, avec près de 4 millions de locuteurs, suivie de l'allemand, de l'anglais et de l'italien, un héritage des différentes vagues migratoires qui ont marqué l’histoire de la France. Mais cette pluralité linguistique est-elle véritablement une source de division dans la société française ?
C’est au XIXe siècle qu’une nouvelle discipline scientifique voit le jour : la philologie. Elle se donne pour mission d’étudier les archives textuelles pour analyser l’évolution des langues au fil du temps. Cette science, porteuse d'un potentiel considérable, permet de retracer l’histoire des langues, de comprendre les croisements culturels, et de sauvegarder un patrimoine immatériel en voie de disparition. Cependant, la philologie a également contribué à renforcer des stéréotypes racistes, en posant des bases discriminatoires qui perdurent encore aujourd'hui.
L'un des pionniers de cette science, le linguiste Friedrich Schlegel, a classé les langues en trois grandes catégories : les langues flexionnelles, des langues que nous pouvons modifier avec l’ajout et suppression d’une terminaison ou d’un radical comme les langues indo-européennes ; les langues agglutinantes, comme le turc ou les langues bantoues, qui ajoutent des suffixes aux racines des mots ; et enfin, les langues isolantes, comme le chinois ou le vietnamien, qui ne subissent pas de modifications morphologiques. À partir de cette classification, une hiérarchie implicite s'est établie, les langues flexionnelles étant jugées supérieures, car perçues comme plus complexes et évoluées. Cette hiérarchisation a eu des répercussions idéologiques importantes.
Dans cette même période, des penseurs comme Ernest Renan ont utilisé ces classifications linguistiques pour justifier des théories racialistes. Selon lui, la culture était un marqueur de la capacité culturelle et intellectuelle d’un peuple et la langue était donc un des critères pris en compte. Cette conception a servi à alimenter l’idéologie culturaliste, en opposition au naturalisme dominant (qui attribuait les différences humaines à des causes biologiques innées). En plaçant certaines langues au-dessus des autres, Renan et ses contemporains ont légitimé l’idée que certaines cultures étaient supérieures, ce qui a eu des conséquences dramatiques, notamment à travers l’impérialisme européen: la couleur de la chair.
Race, langue et linguistique en France
L’impérialisme, tel qu’il s’est développé au XIXe siècle, a été en partie justifié par ces théories philologiques. Les puissances coloniales ont utilisé le prétexte de la "richesse linguistique" des langues européennes pour imposer leurs idiomes aux populations colonisées, au détriment des langues locales. Cette entreprise s’inscrivait dans une volonté de "civiliser" les peuples car jugé inférieur se basant uniquement sur des normes et valeurs occidentales. Les langues locales étaient souvent décrites comme "trop pauvres" pour exprimer des idées complexes, justifiant ainsi l’imposition des langues coloniales comme vecteurs de progrès.
Au XXe siècle, après les tragédies comme la Shoah et les bouleversements postcoloniaux, la philologie a dû se distancier de ses liens avec les théories raciales. Cependant, bien que les sciences linguistiques aient décidé de rompre ce lien, les langues continuent aujourd’hui d’être hiérarchisées, et les discriminations linguistiques persistent. L'une des formes modernes de cette discrimination est ce que la chercheuse Suzie Telep appelle le "whitissage", soit l'adaptation de sa manière de parler pour correspondre à l'accent et aux codes de la classe dominante, généralement blanche. Selon Telep, de nombreuses personnes issues de l'immigration ou appartenant à des minorités ethniques modifient leur accent pour être mieux acceptées ou prises au sérieux dans certaines interactions sociales. Un exemple frappant de cette réalité illustrée par une allégorisation rédigée par la BBC: celui d'un employé d'origine éthiopienne dans une entreprise new-yorkaise, dont l'accent était régulièrement moqué et qui peinait à se faire entendre lors des réunions orales. Paradoxalement, lorsque cet employé s’exprimait par écrit dans un chat en ligne, ses contributions étaient prises beaucoup plus au sérieux. Ce phénomène illustre le concept de "glottophobie", ou discrimination fondée sur l’accent, qui affecte particulièrement les personnes issues de l’immigration.
L’éducation des préjugés
La république étant indivisible, imaginer, au premier abord, que l’école qui en découle puisse favoriser les séparations entre ses différents élèves s'avère contradictoire. Pourtant, de nombreux chercheurs ont démontré combien les enfants issus de l’immigration restaient les cibles des discriminations récurrentes de la part du corps professoral.
La République témoigne-t-elle d'un amour sincère et équitable envers tous ses enfants? Les enfants issus de l'immigration, peuvent-ils réellement substituer leur langue maternelle par le français sans en subir les conséquences?
Alors que de nombreux médias véhiculent l’image de ces enfants comme des élèves turbulents, dotés de "moindres capacités" que leurs camarades, la réalité semble bien différente. Des études révèlent, en effet, que leur culture étrangère, ainsi que le bilinguisme lié à leur langue d’origine, leur confèrent des compétences académiques souvent supérieures. Ces effets bénéfiques du bilinguisme s’observent sans distinction pour toutes les langues, ce qui valide ces constats pour les enfants de familles immigrées1. C’est cette double identité qui favorise, chez eux, une ouverture d’esprit propice aux échanges, à la communication, et à la réflexion. L’apprentissage d’une nouvelle langue devient ainsi une passerelle vers une nouvelle culture. De cette manière, ces enfants disposent d’une double perspective, leur permettant d’apporter des réponses plus variées aux défis qu’ils rencontrent.
Cependant, cette richesse, que constitue le bilinguisme, ne semble pas être perçue comme un atout par l'Éducation nationale. Dès les premières années de scolarisation, la langue d’origine perd de sa valeur. Bien que cette langue maternelle soit intimement liée aux origines et à l’histoire de l’enfant, elle tend à disparaître dans le cadre scolaire, victime d'une dévalorisation progressive. Le français, à l’inverse, ne s’ancre pas dans une dimension affective ou cognitive similaire. Il s’impose plutôt comme un outil fonctionnel du quotidien, tandis que la langue d’origine est reléguée à un usage symbolique et nostalgique, cantonné à la sphère familiale. Cette dernière devient une "langue du dedans", confinée au foyer, alors que le français incarne une "langue du dehors"2.
Il apparaît alors contre-productif de renforcer la francophonie en établissant une dichotomie rigide entre la langue du pays d’accueil et celle du pays d’origine. C'est en valorisant pleinement la langue maternelle que l'acquisition de la seconde langue peut être facilitée, car celle-ci repose sur les acquis de la première.
En France, l’école forme ses élèves à un savoir structuré autour des pensées dominantes, c'est-à-dire conforme à l'imaginaire collectif de la nation et à ses politiques. Les langues et penseurs occidentaux, omniprésents dans les programmes scolaires, contribuent à écrire le récit d’une France blanche, empreinte de civilisation judéo-chrétienne. Ce biais favorise certaines formes de savoirs au détriment d’autres, conduisant le système éducatif à ignorer, voire à renier, la richesse culturelle des élèves issus de la diversité, implicitement affirmant ainsi que toutes les cultures ne se valent pas.
Cette approche occidentalocentrée conduit à une relation transculturelle déséquilibrée, et en premier lieu, à la marginalisation des enfants issus de l'immigration.
La manière dont l’arabe est pris en compte par l’Éducation Nationale illustre ce malaise linguistique. Bien que plus de 4 millions de personnes arabophones vivent en France, la langue arabe, qui est la deuxième la plus parlée sur le territoire, n’est enseignée que dans 3% des collèges et lycées.
Dans le domaine du développement et de la coopération internationale, la langue arabe est l’une des plus recherchées. En discréditant cette langue, la France se prive d'une opportunité précieuse d’accroître son influence internationale et son "soft power". Selon l'Agence Européenne de Traduction, l'arabe est aujourd'hui la quatrième langue la plus demandée dans le monde des affaires, devant le français.
Parler mieux pour mieux se comprendre
Une nouvelle génération de bilingues
Afin de saisir pleinement les enjeux linguistiques auxquels sont confrontées les nouvelles générations issues de l'immigration, il est nécessaire de comprendre la véritable nature du bilinguisme. Contrairement à la conception simpliste qui présente le bilinguisme comme une simple juxtaposition de deux monolinguismes, les recherches sur cette notion révèlent une réalité bien plus nuancée. Il n'existe pas un unique bilinguisme, mais une pluralité de formes qui varient selon divers facteurs. L'acquisition d'une seconde langue influe de manière différente selon le moment de cette acquisition, les raisons qui la motivent, et surtout, la charge symbolique qui lui est conférée. Le niveau de maîtrise des langues joue également un rôle déterminant dans la perception du bilinguisme. Il s'agit donc d'une complémentarité plutôt que d'une simple addition de compétences linguistiques.
Chez les enfants issus de l'immigration, le bilinguisme s'installe dès la petite enfance et se manifeste sous diverses formes. Il est qualifié d'« actif » lorsque l'enfant est capable de communiquer verbalement dans les deux langues, et de « passif » lorsque l'usage de la seconde langue, bien que compris, n'est pas pratiqué régulièrement. Dans ce dernier cas, l'enfant se limite à la compréhension sans développer pleinement ses compétences orales.
Au cours de l'année scolaire 2021-2022, la France a accueilli 77 435 élèves allophones, c’est-à-dire des enfants dont la langue maternelle diffère de celle de l’école. Cette différence linguistique peut entraîner des répercussions psychologiques souvent mal comprises, comme le souligne l’Outil d’Évaluation Langagière des Enfants Allophones (ELAL) d'Avicenne. Qu’ils soient nouveaux arrivants ou nés en France, ces enfants peuvent rencontrer des difficultés d'intégration en raison du décalage linguistique, conduisant parfois à un rejet, même chez les plus jeunes, et créant un « clivage langagier ». La langue maternelle, qui représente un espace de confort et de reconnaissance pour l’enfant, devient un repère fondamental pour découvrir le monde. Cependant, lorsqu'il pénètre dans le milieu scolaire, il se voit confronté à une nouvelle langue, bouleversant ses repères et l'obligeant à trouver d'autres moyens de communication en attendant de maîtriser cette nouvelle langue.
Selon le linguiste Claude Hagège, l'apprentissage d'une langue étrangère nécessite une bonne maîtrise préalable de la langue maternelle. Certains chercheurs, tels que Berthelier et Chomentowski, suggèrent que l’acquisition d'une seconde langue peut parfois interférer avec la première, notamment en ce qui concerne les structures grammaticales. De plus, certains enfants allophones développent un « mutisme sélectif » ou « extrafamilial », préférant s’exprimer uniquement dans leur langue maternelle et montrant une réticence à communiquer en milieu scolaire. Cette inhibition résulte souvent de la barrière linguistique et du sentiment de rejet qu’elle engendre. La langue maternelle devient alors une source de réconfort, tandis que la langue scolaire, perçue comme un vecteur de domination culturelle, suscite de l’angoisse.
Le psychiatre Salman Akhtar avance que le fait de reléguer sa langue maternelle au second plan implique une réorganisation profonde de l'identité, souvent vécue comme une perte de soi.
La langue d’origine, un tabou ou une fierté ?
La langue, présentée comme officielle pour l’ensemble d’un territoire, est un outil d’unification des peuples. Permettant d’investir le sentiment d’union des populations, elle agit alors comme renforcement du pouvoir de l'État. En France, c’est à la suite de l’ordonnance de Villers-Cotterêts, datant de 1539, que la langue française apparaît comme une langue standard. Elle est ensuite inscrite dans la Constitution de la Vème République en 1992.
Quant aux langues régionales et les patois, ils disparaissent progressivement. Dès 1794, en raison d’un rapport intitulé : la Nécessité et les moyens d’anéantir les Patois et d’universaliser l’Usage de la Langue française, l’abbé Grégoire montre que seulement 1 Français sur 5 parle français. Aujourd’hui la proportion de la population française parlant une langue régionale est extrêmement minoritaire.
Dans ce contexte, comment les langues étrangères peuvent-elles être accueillies de manière sereine et constructive ?
À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, bien que la France ait fait appel à une immigration massive pour combler ses besoins en main-d’œuvre, les langues étrangères n’ont pas toujours bénéficié d’une pleine acceptation. En raison de conditions d’inclusion sociale souvent précaires, les populations immigrées ont dû, pour répondre aux impératifs d’intégration, rompre progressivement avec leur langue maternelle.
Dans les années 1970, alors que le taux de chômage atteignait des niveaux records, les discriminations à l'encontre des travailleurs étrangers se sont intensifiées. Ces tensions ont accentué la stigmatisation des langues étrangères, qui se sont progressivement vues associées à des stéréotypes péjoratifs diffusés par la population locale. Elles sont alors perçues comme des « langues de pauvres ». Préserver sa langue d’origine devient, dans ce contexte, le signe d’une résistance à l’intégration, et l’urgence de la survie sociale pousse de nombreuses familles à privilégier l’apprentissage du français au détriment de leur langue maternelle. L’assimilation linguistique apparaît alors comme un prix à payer pour se fondre dans la société. Chargée d’un sentiment de honte, la langue d'origine est peu à peu abandonnée, privant ainsi les générations suivantes de la possibilité de la pratiquer. Ce phénomène s’est d'ailleurs accentué après les événements tragiques du 11 septembre 2001 et les attentats de 2015.
Parler une langue étrangère, en effet, c’est risquer de ne pas être compris, et donc, dans certains cas, d’être perçu comme une menace. Certaines langues, notamment l’arabe, se sont ainsi retrouvées injustement associées à l’islam radical et au terrorisme.
Pour les descendants des immigrants, la langue d’origine constitue un lien précieux avec le pays ancestral. Cependant, construire son identité s’avère une tâche ardue lorsque, d’un côté, cette langue est l’objet de préjugés violents, et que, de l’autre, la renier équivaut à abandonner une partie de sa famille et de son histoire. L’absence de transmission de la langue maternelle se traduit alors par une fracture identitaire qui se perpétue au fil des générations.
Di Meo, S., Sanson, C., Simon, A., Bossuroy, M., Rakotomalala, L., Rezzoug, D., ... & Moro, M. R. (2014). Le bilinguisme des enfants de migrants. Analyse transculturelle. Multilinguisme et orthophonie. Réflexions et pratiques à l’heure de l’Europe, 149-182.
Ibid