Race et racisme en France
À l'approche du second tour des législatives, une période cruciale se profile pour l'avenir du pays. L'ascension de l'extrême-droite ne se manifeste pas seulement dans les sondages, mais aussi dans les rues où les cas d'agressions racistes se multiplient, comme en témoignent les récentes victimes de messages haineux telles que les journalistes Nassira El Moaddem et Mohamed Bouhafsi, visés en raison de leurs origines supposées arabes et maghrébines. Cette semaine, nous examinons un terme devenu quasiment tabou en France : celui de "race". Pourquoi cette "tabouisation" s'est-elle produite ? Quel impact a-t-elle eu sur la lutte antiraciste ?
✍🏼 Sara Trabi · Journaliste stagiaire pour Komune Média
Peut-on utiliser le mot “race” en France ?
Comme chaque année, l’équipe de France de football masculin publie sa photo officielle. Et comme chaque année, des commentaires virulents sur la couleur de peau des joueurs surgissent. Le 11 juin dernier, sous le post Instagram de l’équipe de France de football, un déferlement de commentaires racistes a eu lieu. Pourquoi cette photo provoque-t-elle autant de haine et que vient faire la race dans ce cas précis ?
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Sous la publication Instagram de l’équipe de France, on pouvait lire des messages comme : "Where are the French?" (Où sont les Français ?), "5 white men" (5 hommes blancs), “5 of them are french…” (5 d’entre eux sont Français), "L’élégance est à la française mais pas la couleur visiblement", "Darkness" (obscurité), etc.
Des images d'Oréo ont également été postées par des utilisateurs du réseau social, faisant référence à la disposition des joueurs sur la photo ; les hommes blancs étant placés au centre. D’autres images ont été publiées telles que des cartes du continent africain, des gifs d’hommes blancs avec un fouet à la main, des gifs de singes, etc.
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L’approche anglophone
On peut voir aussi que bon nombre de commentaires faisant référence à la couleur de peau des joueurs sont en provenance de pays anglophones. Alors qu'il est courant de mentionner la race d'une personne dans ces pays, il faut souligner que l'approche à la race en France est différente, voire même complètement taboue depuis quelques années.
Souvenez-vous, en 2018, peu de temps après la victoire de l’équipe de France de football à la Coupe du Monde, le présentateur américain Trevor Noah, dans l’émission The Daily Show, avait dit: “Africa won the World Cup… You can’t get that tan just by hanging out in the South of France” (“L’Afrique a gagné la Coupe du Monde… Tu ne peux pas obtenir ce bronzage juste en traînant dans le Sud de la France”), en faisant référence au grand nombre de joueurs Noirs au sein de l’équipe.
Est-ce que cela signifie que l’on ne peut pas être Noir et Français à la fois ?
“Non”, comme répond Trevor Noah lui-même suite aux critiques reçues après son commentaire.
Il décide alors de répondre à l’Ambassadeur de France aux Etats-Unis, Gérard Araud, qui avait tenté de le rectifier sur sa vision de l’équipe de France. Selon l’Ambassadeur français, les joueurs de l’équipe de France étaient tous Français peu importe leur couleur de peau.
À cela, Trevor Noah rétorque en direct lors d’une seconde émission: “Pourquoi ne peuvent-ils pas être les deux ? Pour être français, doit-on effacer tout ce qui est Africain ? [...] Je ne leur retire pas leur ‘culture française’ comme je considère qu’on ne doit pas leur retirer leur ‘culture africaine’...”
Avant de poursuivre: “C’est ce que j’aime aux Etats-Unis, même si le pays n’est pas parfait… C’est que les gens peuvent célébrer leur identité au sein même de leur ‘culture américaine’”.
La divergence entre Trevor Noah, présentateur télé sud-africain aux États-Unis, et l’Ambassadeur français Gérard Araud s'explique par le fait que le modèle anglophone aborde la question de la race de manière directe et beaucoup plus décomplexée. Si bien que, pour la France adepte du “colourblind” (“aveugle aux couleurs”), il est impossible de penser toute forme d’identification à une “race” autre que la race humaine. En France, on ne peut donc pas qualifier les joueurs de football de “Noirs”, car ils sont Français, et la France adopte une approche qui ignore les distinctions raciales.
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Or, aux Etats-Unis, comme dans d’autres pays anglophones, le mot “race” est utilisé pour désigner un ensemble de discriminations dont sont justement victimes les personnes racisées (nous reviendrons sur ce terme plus tard). La “race” est également utilisée pour fournir des statistiques visant à lutter contre les discriminations raciales et à comprendre l'ampleur du phénomène raciste. Elle permet finalement la mise en place de mesures de “discrimination positive” (“affirmative action” en anglais) — mesures nées d’un besoin de réparation vis-à-vis des descendants d’esclaves — visant à favoriser l'égalité des chances. Toutefois, ces initiatives ne sont pas à l'abri des critiques, comme en témoignent les récentes controverses, notamment dans le milieu universitaire, qui ont conduit à leur suppression par la Cour Suprême en juin 2023.
Le colourblind à la française
En 2018, la France n’a pas juste gagné la Coupe du Monde de football. Elle a aussi supprimé le mot “race” de sa Constitution.
Depuis cette suppression le 12 juillet 2018, de nombreux acteurs de la lutte antiraciste dénoncent l’inaction de l’Etat face à la recrudescence des actes racistes en France. Selon eux, supprimer le mot “race” ne revient pas à supprimer le racisme, et dessert même l’antiracisme en France.
Tandis que les partisans de cette suppression, tels que l'ancien Président François Hollande et le défunt président de la Ligue des Droits de l'Homme, Michel Tubiana, se félicitaient de ce progrès vers “l'abandon de la notion de race dans son sens biologique”, les militants antiracistes exprimaient leurs inquiétudes quant aux conséquences de cette suppression.
Pour ces derniers, supprimer le mot “race” invisibiliserait davantage les personnes victimes du racisme en France, car parler de “race” est nécessaire pour décrire la discrimination dont sont victimes les personnes racisées.
De plus, cette suppression n'a été accompagnée d'aucune mesure concrète de lutte contre le racisme, le mot "race" ayant simplement été remplacé par le mot "sexe" dans la Constitution.
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Si le gouvernement de François Hollande a fait le choix de supprimer le mot “race” de la Constitution, il n’a pas pour autant supprimé le racisme en France, ni effacer le passé colonial et l’histoire de la collaboration du régime français de Vichy.
Comme la Grande-Bretagne ou les États-Unis, la France n’est pas exemptée de la traite négrière et de l’esclavage.
Selon Maboula Soumahoro, maîtresse de conférences en civilisation américaine à l'université de Tours, il est clair qu’au niveau biologique comme au niveau scientifique, il n’existe qu’une seule race : la race humaine. Mais dans un monde régit par des rapports sociaux, politiques, et autres, il n’est malheureusement pas question “d’aspect commun de notre patrimoine génétique”.
L’Europe, puis l’Occident, ont été à l’origine de la fabrication de groupes raciaux fonctionnant sur la base de caractéristiques physiques.
La catégorisation raciale est une invention occidentale qui trouve ses racines dans les empires coloniaux.
A l’époque de la colonisation française en Afrique, les personnes non-blanches étaient désignées comme “musulmanes”, “indigènes” ou “Noires”. Le “code noir” et le “code de l’indigénat” régissaient les rapports entre personnes blanches (considérées comme françaises) et personnes non-blanches, à travers une ségrégation sociale et spatiale, un système judiciaire distinct et un statut juridique différencié.
Pendant la période de décolonisation des années 1950 et 1960, et les vagues d’immigration successives, la présence de personnes issues des territoires colonisés en France était de plus en plus visible. Les “indigènes” d’autrefois sont devenus les “immigrés”, les “noirs”, ou les “arabes” — on faisait davantage référence aux “Algériens” jusque dans les années 2000, bien que le terme ait évolué pour englober une population beaucoup plus large.
“En théorie, la France est aveugle à la race, en pratique les personnes qui en parlent sont impactés par leur race.”
- Maboula Soumahoro, maîtresse de conférences en civilisation américaine à l'université de Tours
“Racisé”
Le mot “racisé” désigne les groupes non-blancs. Il s’agit d’une catégorisation désignant les populations “défavorablement racialisé” selon Maboula Soumahoro. “Tout le monde est racialisé, on ne peut pas avoir de Noirs sans avoir de Blancs” dit-elle.
Être défavorablement racialisé, c’est tout simplement subir des discriminations en raison de son appartenance supposée à un groupe, souvent minoritaire, tel que les “musulmans”, les “Noirs”, les “asiatiques”, les “gays”, etc.
Être racisé, c’est avoir traversé un processus de “racisation”. Par exemple, Dreyfus avait été racisé en raison de son appartenance supposée à un groupe, celui des personnes juives.
Être racisé, c’est être catégorisé de manière permanente comme différent.
Peut-on donc être blanc et racisé ? Non, car la “blanchité” est une catégorie fabriquée comme neutre et universelle. C’est la norme, la référence.
Selon Colette Guillaumin, auteur de L’idéologie raciste, la minorité racisée est caractérisée par son oppression économique et sociale. “Elle est pensée comme la particularité par rapport aux dominants qui se pensent comme le général.”
D’ailleurs, le Français stéréotypé est représenté comme Blanc. Il porte une moustache, parfois une marinière et un béret, avec une baguette et un verre de vin rouge à la main. Si on peut trouver cette image dérisoire, elle est en fait reprise à de nombreuses reprises, notamment lorsque les médias et institutions s’adressent à un public étranger.
En témoigne cette photo-série de l’AFP pour les Jeux Olympiques de Paris, où la description indique “Paris vous attend”. Parmi les 10 photos de la série, aucune ne présente de personnes non-blanches :
Les utilisateurs d’Instagram n'ont pas manqué de le souligner dans les commentaires, avec des remarques telles que : "Je cherche encore la diversité de la capitale française 🕵🏾♀️" ou "‘diversité’ mais pas trop quand même".
Mais alors pourquoi la France a-t-elle tant de mal à afficher sa diversité, mais surtout à reconnaître la dualité de nombreux de ses citoyens ?
Penser la race en France
Depuis la Seconde Guerre mondiale et les traumatismes de la Shoah, des réparations ont été mises en place, mais elles n'ont pas été étendues aux descendants d'esclaves et de colonisés. Comme l’indique Maboula Soumahoro, l’esclavage a été reconnu comme crime contre l’humanité mais la question des réparations a été laissé de côté.
D’ailleurs, le terme “crime contre l’humanité” lui-même a été employé pour la première fois au Procès de Nuremberg, après la Seconde Guerre Mondiale.
Tant que des réparations concrètes ne sont pas mises en oeuvre en France pour les personnes descendantes de familles d’esclaves et d’indigènes, en Afrique et dans les Outre-Mer notamment, la question de la race restera en suspens.
En attendant, la lutte antiraciste se poursuit à travers la littérature, les sciences sociales, les arts, le cinéma, et d’autres supports, faute d’outils tels que ceux mobilisés dans les pays anglophones. Malgré tout, des petites victoires émergent ici et là. On peut par exemple citer les précieux travaux du sociologue Abdelmalek Sayad ou ceux du psychiatre et essayiste Frantz Fanon.
Mais entre le profilage racial, les discriminations à l’embauche, dans la recherche d’un appartement, le racisme quotidien, etc, la réalité du quotidien pour les personnes racisées n’a pas changé depuis la suppression du mot “race” de la Constitution en 2018.
En 2021, l’État français a été pointé du doigt à de multiples reprises, notamment par le Haute-Commissariat des Nations unies aux droits de l'Homme, et condamné par la Cour d’Appel de Paris en raison de contrôles discriminatoires répétés (contrôles au faciès). Les données issues des plaintes déposées, les enquêtes spécifiques, et certains rapports tels que ceux du Défenseur des droits permettent de repérer quelques pratiques discriminatoires pour mieux les condamner mais ne suffisent pas à combattre efficacement le racisme à une échelle plus large.
Ces événements, comme les attaques racistes répétées qui visent des Français racisés tels que Mohamed Bouhafsi, Rima Hassan ou encore Aya Nakamura, montrent que parler de race reste nécessaire pour dénoncer et combattre les actes racistes qui persistent en France.
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