Quand l’administration fabrique des "sans-papiers"
L’histoire de Madame Diarra* donne un visage à ce que vivent celles et ceux que les systèmes automatisés laissent de côté — et c’est pour ça que j’ai eu envie de la raconter.
✍️ Jeannette Marié, journaliste et fondatrice de Komune
Début 2025, j'avais reçu ce message : « Bonjour Jeannette. Je voulais te parler d'une femme immigrée de notre ville. Elle est en situation irrégulière depuis 5 ans par la faute de la Préfecture de l'Essonne. Elle a 78 ans, elle est malade, et sans titre de séjour, elle est comme un mort-vivant. Connaissant ton engagement pour ces causes, je me demandais si tu ne voulais pas nous aider à vulgariser cette cause en la faisant connaître et en la rendant publique. Si c'est une histoire qui peut t'intéresser, fais-moi signe. »
L’expéditeur était l’adjoint au maire chargé de l’accès aux droits dans une commune de l’Essonne, avec qui j’avais eu l’occasion d’échanger quelques mois plus tôt. Intriguée par son message, je suis partie rencontrer cette femme.
Une spirale administrative sans fin
J'entre dans la chambre d’hôpital avec mon téléphone et un micro. Quelques semaines plus tôt, Madame Diarra* venait de subir une opération. Elle est entourée de sa fille et de sa petite-fille, qui a la vingtaine, comme moi.
Madame est assise dans son fauteuil, ses traits sont tirés. Si la rééducation se passe bien, les journées à l'hôpital sont interminables.
Sa fille me raconte l'histoire de sa mère. Née en 1947, elle vit en Mauritanie, où elle se marie et travaille comme coiffeuse. Son conjoint part travailler en France et elle le rejoint en 1988 via une procédure de regroupement familial. « Nous, on est arrivés en France en 1990, raconte sa fille. Elle a toujours eu ses renouvellements, elle n’a jamais eu de souci. »
Depuis son arrivée en France, elle a eu trois cartes de séjour de dix ans, renouvelées sans difficulté. Elle a élevé ses enfants en France et, jusqu'à ses premiers soucis de santé à la fin des années 1990, elle a travaillé comme femme de ménage.
Sa situation se complique en 2019, au moment où sa dernière carte de séjour expire. Son rendez-vous à la préfecture de l’Essonne pour la renouveler tombe en plein milieu du premier confinement. Elle ne peut pas s’y rendre. Les guichets ferment. Et le numérique prend le relais.
À la fin de ce confinement, la préfecture renvoie Madame vers "démarches simplifiées", une plateforme de dépôt/renouvellement de titres de séjour en ligne. Mais son numéro AGDREF (le numéro donné aux étrangers) semble trop ancien, et il n’est pas reconnu par le système. Impossible de déposer sa demande. Et quand elle se présente à la préfecture, on la renvoie sur "démarches simplifiées".
Madame Diarra* se retrouve en situation irrégulière, "sans-papiers", après plus de 30 ans en France.
Elle apprend finalement que son dossier a été classé sans suite, au motif qu’elle n’aurait pas "fourni de preuves de présence en France depuis 2019" — des preuves qui, en réalité, ne lui ont jamais été demandées.
Sollicité par l’adjoint au maire de sa commune, le sous-préfet lui recommande alors de déposer une “première demande” de titre de séjour — 36 ans après son arrivée en France.
Elle s’exécute et soumet sa demande via l’ANEF (Administration numérique des étrangers en France), la nouvelle plateforme en ligne censée centraliser ces démarches. Après plusieurs mois d’attente, elle parvient enfin à déposer son dossier au guichet physique de la sous-préfecture de Palaiseau, qui a ouvert entre-temps. C’était le 30 août 2024.
Depuis, aucune nouvelle. La prochaine étape devrait être une convocation pour finaliser le dépôt de dossier. Mais elle n’est jamais arrivée.
L’invention numérique de l’irrégularité
Madame Diarra devient « sans-papiers » du jour au lendemain. « C’est déprimant, c’est triste. Parce qu’on n’a pas d’interlocuteurs. Il n’y a pas de raison qu’elle n’ait pas ses papiers. Surtout que c’est un renouvellement de plusieurs fois », témoigne sa fille. Ce sentiment d’absurdité, c’est ce que la dématérialisation produit à grande échelle.
Que ce soit via "démarches simplifiées", la plateforme ANEF ou les plateformes propres à certaines préfectures, la dématérialisation, censée simplifier les démarches, les a en réalité rendues inaccessibles pour des milliers de personnes.
Bugs récurrents, délais interminables, impossibilité de prendre un rendez-vous ou de modifier un mot de passe, dossiers classés sans suite : les difficultés s'accumulent, en particulier pour les personnes exclues du numérique, qui ont besoin d’un accès physique aux guichets pour faire valoir leurs droits.
Les conséquences sont dévastatrices. La Fédération des acteurs de la solidarité parle d’un système qui "éloigne les personnes étrangères de leurs droits". Le Défenseur des droits a tiré la sonnette d’alarme : en quatre ans, les réclamations relatives aux droits des étrangers ont augmenté de 400 %, et 21 % de l’ensemble des réclamations concernent des problèmes de renouvellement ou de première demande de titres de séjour.
Selon une enquête de la Fédération des acteurs de la solidarité (octobre 2024), les API (attestations de prolongation d’instruction) délivrées par l’ANEF ne sont même pas reconnues par les administrations elles-mêmes, entraînant la suspension des droits sociaux. En clair : le système numérique ne permet plus de garantir les principes fondamentaux d’adaptabilité, de continuité et d’égalité que le service public est censé assurer. Et il crée de la précarité.
L'impact du blocage sur une vie ordinaire
Dans l’imaginaire collectif, nourri par de nombreux médias, le "profil type" du “sans-papiers” serait celui d’un jeune homme arrivé de manière irrégulière en France pour des raisons économiques. Si ce type de parcours existe, il est loin d’illustrer la réalité.
D’ailleurs, il n’existe pas plus de "profil type" de “sans-papiers” qu’il n’en existe de Français, d’étrangers ou de réfugiés.
La situation de Madame Diarra*, et celle de milliers d'autres personnes étrangères lésées par les dysfonctionnements de la dématérialisation, en sont la preuve. De nombreuses personnes qui étaient en situation régulière se retrouvent en situation irrégulière à cause de la dématérialisation. Et les conséquences sont dramatiques.
« La situation est invivable. Parce que ça fait cinq ans, elle ne peut pas voyager, elle est à la retraite. Elle ne peut pas voyager, ses aides ont été coupées. Et puis, elle ne voit pas sa famille qui reste en Mauritanie, donc c'est assez désagréable », me dit sa petite-fille.
Madame Diarra a perdu ses aides sociales dont les APL (environ 300 € mensuels) et une partie de sa retraite. Elle ne peut pas voyager, rendre visite à l'une de ses filles et à ses petits-enfants restés en Mauritanie, qu'elle voit grandir par téléphone. Son mari qui passe sa retraite là-bas, est malade et elle ne peut pas lui rendre visite non plus. Elle a également perdu un proche et n'a pas pu assister aux obsèques. Si elle décide de partir en Mauritanie sans titre de séjour, elle ne pourra pas revenir en France, où se trouvent plusieurs de ses enfants et petits-enfants, son suivi de santé, etc.
Comme beaucoup de retraités, elle souhaiterait simplement être libre de ses mouvements, et profiter pleinement de cette période de sa vie entourée des siens, ici comme là-bas.
« Ça, c'est désagréable et déprimant pour elle, puisqu'une personne âgée, elle est censée voyager après avoir travaillé tant d'années, avoir eu des enfants ici et être une citoyenne. Donc, on estime qu'elle est dans ses droits », témoigne sa petite-fille.
Et maintenant ?
J’ai contacté la préfecture de l’Essonne pour comprendre le blocage dans la situation de Madame Diarra. Au moment où cet article sort, je n’ai reçu aucune réponse. Madame Diarra attend, les années passent, et sa santé — y compris mentale — décline.
Les dysfonctionnements structurels de l'administration déshumanisent et isolent. Et ils rendent invisibles celles et ceux qui n’ont pas les bons outils, les bons codes, ou les bons papiers.
La situation de Madame Diarra* vous interpelle ? Partagez cet article pour qu’elle soit connue du grand public. 📲
(*) Le nom de Madame a été modifié pour préserver son anonymat.